Un texte inédit d’Alain Frachon
En cet anniversaire des dix ans de la mort de Félix Rozen, Alain Frachon, éditorialiste au Monde a tenu à honorer la mémoire de cet artiste à « l’indomptable énergie ».
« Par quel miracle ? »
Rozen est un enfant du front de l’Est, cette « terre de sang » comme l’appelle le grand historien Timothy Snyder. C’est l’Europe entre Hitler et Staline. 14 millions de morts civils en dix ans, principalement des femmes, des enfants et des vieillards, assassinés, affamés, déportés, gazés, corps torturés dans cette zone de malheurs – Russie, Ukraine, Pologne, Biélorussie. Rozen est né au moment et sur les lieux de l’affrontement entre les deux grands totalitarismes du siècle dernier. Choc monstrueux qui va provoquer les plus grands massacres de l’Histoire.
L’enfant Félix Rozen est balloté au fil des périples d’une famille juive polonaise menacée d’extermination par l’avancée nazie et, pour ce qui est de son père, qui a cru dans l’émancipation par l’Internationale communiste, soumise aux risques de la fureur stalinienne. Par quel miracle de la génétique, cet enfant accumule-t-il l’énergie créatrice qui va faire de lui l’artiste complet auquel ce site est dédié ? Qui s’est penché, quels anges de la peinture de la musique, auprès de Félix, l’enfant de la « terre de sang » ? Quelles influences dans ce monde de dangers mortifères qui est celui de ses premières années ?
Car il y a un mystère Rozen ou plutôt un miracle Rozen. C’est l’histoire d’un homme qui, inconsciemment ou consciemment, va, toute sa vie durant, transmuter les premières années vécues dans la terreur en une explosion créatrice qui le mènera de Paris à Collias, puis à New York, puis à Tokyo, ailleurs encore. Où Rozen a-t-il puisé l’indomptable énergie qui fait de cette histoire, personnelle et artistique, privée et professionnelle, une succession ininterrompue de moments créateurs ? Comme si chaque élément de son existence, de cette vie, de cette culture accumulée, de ses origines au plus noir du XXème, chaque femme et enfant de sa tribu, tout dans cette vie était destiné à trouver sa place en composition – picturale ou musicale.
Je n’ai pas connu Rozen. J’ai juste le souvenir d’une visite de son studio, peu après sa mort, à Boulogne Billancourt. Trois, quatre marches à descendre, je crois, puis, si mes souvenirs sont bons, l’empilement de cartons transformés en toiles par son génie des formes et des couleurs – et tant pis pour « l’école » à laquelle ils appartenaient, les cartons, je ne saurais le dire, c’était juste beau et troublant. Et j’ai encore cela dans la tête. Je n’ai pas connu Rozen, sinon un petit film sur lui, au travail dans son studio, réalisé par une de ses filles. Mais je sais une chose : il appartient à cette catégorie d’homme ou de femme qui a compris que, dans la vie, si tu n’attrapes pas « les gros poissons qui passent » – c’est à dire tout ce qu’elle peut donner de beau, cette vie – alors tu risques de la rater. Peut-être qu’il savait cela, Félix Rozen, parce qu’il avait défié le pire.
Alain Frachon, juin 2023